Concept énigmatique
Le concept d’instinct de mort a été introduit par Freud dans « Au-delà du principe de plaisir » en 1920, en tant qu’« hypothèse spéculative » en liaison avec ses interrogations sur la compulsion de répétition. Les traducteurs français ont donné deux versions pour le mot allemand Trieb : « pulsion » ou « instinct ». Le terme de « pulsion de mort » a l’inconvénient d’évoquer un dualisme conflictuel interne entre pulsions de vie et pulsions de mort, conflit habituel dans le discours freudien — mais qui ne convient pas dans notre approche centrée sur la structure du langage. Le terme d’instinct, ainsi que l’observe Lacan dans Fonction et champ de la parole et du langage, a l’inconvénient d’associer l’instinct qui est une « fonction vitale », avec la mort qui est la « destruction de la vie ». Néanmoins, malgré l’ambiguïté qu’il souligne, Lacan semble utiliser l’instinct de mort plus volontiers que la pulsion de mort, et nous le suivons dans cette formulation.
La notion est restée obscure, problématique, et controversée. Au cours des Séminaires 1 et 2 de Lacan, les débats des participants témoignent de leurs questionnements au sujet de l’instinct de mort. Mais pour Lacan, il n’y a déjà aucun doute : c’est en se trouvant face à l’acte compulsif de la répétition qui ne s’intégrait pas dans son modèle dualiste, que Freud a dû se faire à l’idée qu’il y avait « quelque chose d’autre au-delà du principe de plaisir », et qu’il a alors entrevu le symbolique « même s’il ne l’a jamais formulé ». À ce moment là, Freud appelle « comme il peut » — instinct de mort — ce mécanisme qui semble aller à l’encontre d’une « logique naturelle ».
On se rend compte que Freud aurait pu (le possible) découvrir le rôle du langage dans le psychisme, mais qu’il n’a pas pu (l’impossible) franchir ce pas essentiel, parce que le modèle freudien est « une philosophie de la nature » alors que le signifiant n’est pas dans la nature.
N’ayant pas sous la main la catégorie du symbolique pour expliquer l’insistance de la répétition, Freud a retrouvé son équilibre en inventant la tendance de l’instinct de mort comme « le dessein d’un retour à l’inanimé nécessité par la loi du plaisir ». En effet, l’expression de l’instinct de mort comme attente d’un soulagement dans la mort trouve un écho favorable dans notre jugement familier, sinon nous n’écririons pas « Repose en paix » sur les pierres tombales.
Cette recherche de quiétude dans un anéantissement dernier est encore accentuée par le « principe de Nirvâna » que Freud a introduit afin de justifier la « pulsion de mort » dans le contexte de constance énergétique qui était à la base de son modèle de régulation homéostatique. Toutefois, l’association entre le « principe de plaisir » freudien et le nirvana bouddhiste n’est pas forcément appropriée, puisque la notion de nirvana dans le bouddhisme signifie, non pas une forme de plaisir, mais au contraire l’extinction de la soumission à tous les plaisirs (richesse, sensualité, pouvoir, etc.), offrant ainsi l’accès à la sérénité suprême et à une béatitude parfaite.
Insistance du symbolique
En se basant sur les liens entre la répétition et l’ordre symbolique — la division signifiante et la jouissance —, Lacan s’affranchit des explications plus ou moins laborieuses de Freud : il n’y a aucune énigme, ce quelque chose d’autre qui pousse à la répétition, et que Freud appelle l’instinct de mort, traduit simplement l’insistance symbolique liée à l’acte récursif de coupure de l’objet petit a. En élucidant ainsi les interrogations de Freud sur la répétition, les réponses de Lacan permettent de déchiffrer le concept freudien d’instinct de mort en montrant qu’il est isomorphe aux processus symboliques.
Savoir de mort
Mais c’est aussi du côté du savoir que se place l’instinct de mort : parmi tous les êtres vivants, l’être humain est vraisemblablement le seul à percevoir que la vie conduit à la mort. Comme souvent, il faut considérer le terme « instinct de mort » en tant que groupe nominal insécable, car ce savoir de mort propre à l’être humain reflète un effet du langage, et n’a rien d’instinctif au sens du savoir instinctif de l’animal. Les animaux, à l’inverse, ont l’instinct de survie grâce auquel ils essaient de se garder de la mort quand ils en perçoivent le risque imminent, mais ils ne savent sans doute pas pendant leur vie quotidienne qu’ils vont mourir un jour, alors que nous nous le savons.
Il y a un terme à la vie, nous le savons pendant que nous vivons. La mort est présente dans la pensée et la parole de l’être humain, aussi bien de manière caricaturale dans les jeux des enfants, que de manière impersonnelle dans le quotidien : l’homme parle de la mort sans y être. Même si personne n’a la connaissance expérimentale du réel de la mort, nous en avons tous le concept dans l’ordre symbolique et dans le savoir de la science.
Le sujet sait qu’après la mort il sera représenté par un signifiant figé, et qu’il ne pourra plus couper la chaîne signifiante. Au-delà de soutenir le sujet humain, l’objet petit a — c’est-à-dire le corps — rappelle à ce dernier qu’il ne se limite pas au sujet barré, et qu’il est mortel.
Effet du langage
Que ce soit en tant qu’insistance répétitive des mécanismes symboliques « au-delà du plaisir », ou bien en tant que conscience des bornes de l’ex-sistence du sujet, l’« instinct de mort » (en un seul groupe nominal) est un signifiant du langage et non un instinct naturel.
Le sujet humain sait qu’il mourra
Références
Écrits : [pages 316-317] La notion de l’instinct de mort […] se propose comme ironique, son sens devant être cherché dans la conjonction de deux termes contraires : l’instinct en effet […] est la loi qui règle […] l’accomplissement d’une fonction vitale, et la mort apparaît d’abord comme la destruction de la vie.
Séminaire 2 : [page 51] Il [Freud] a voulu sauver un dualisme à tout prix, au moment où ce dualisme lui fondait entre les mains, et où le moi, la libido, etc., tout ça faisait une espèce de vaste tout qui nous réintroduisait à une philosophie de la nature […] Ça [l’autonomie du symbolique], Freud ne l’a jamais formulé.
Séminaire 17 : [page 51] C’est au niveau de la répétition que Freud se voit, en quelque sorte, contraint […] d’articuler l’instinct de mort […] à savoir ceci, que la répétition n’est pas seulement fonction des cycles que comporte la vie, cycles du besoin et de la satisfaction, mais de quelque chose d’autre […]
Séminaire 17 : [page 200] […] ce que Freud avait pourtant découvert à cette époque là, qu’il a qualifié comme il a pu, d’instinct de mort, à savoir le caractère radical de la répétition […]
Séminaire 9 : [séance du 28/02/1962] […] ce que Freud nous en dit c’est que l’essentiel de la vie, réinscrite dans ce cadre de l’instinct de mort, n’est rien d’autre que le dessein nécessité par la loi du plaisir de réaliser, de répéter le même détour toujours pour revenir à l’inanimé.
Séminaire 5 : [pages 464-465] Un animal n’est effectivement qu’un des individus qui réalisent le type, et à ce titre, par rapport au type, chaque individu peut être considéré comme déjà mort. Nous aussi, nous sommes déjà morts par rapport au mouvement de la vie. Mais par le langage, et à la différence de l’animal, nous sommes capables de le projeter dans sa totalité et même plus, dans sa totalité comme parvenue à sa fin. C’est exactement ce que Freud articule dans la notion d’instinct de mort. Il veut dire que pour l’homme, la vie se projette d’ores et déjà comme étant parvenue à son terme, c’est-à-dire au point où elle retourne à la mort. L’homme est cet être animal pris et articulé dans un système signifiant qui lui permet de dominer son immanence de vivant, et de s’apercevoir comme déjà mort.
Séminaire 7 : [page 341] C’est dans le signifiant et pour autant que le sujet articule une chaîne signifiante, qu’il touche du doigt qu’il peut manquer à la chaîne de ce qu’il est.
Séminaire 15 : [séance du 13/03/1968] […] les êtres humains […] s’ils n’avaient pas le langage, comment même sauraient-ils qu’ils sont mortels ? […] ils ne s’imagineraient pas qu’ils sont nés […]