Nature et culture

Commençons par une formulation simple qui est toujours vraie :

— la nature, c’est l’univers tout entier qui fonctionne sans se soucier le moins du monde de l’humanité ; par exemple, c’est ce que serait la terre si l’humain n’y était pas (mais, n’y étant pas, il ne pourrait pas la voir !) ;

— la culture, c’est la « société » des êtres humains, l’amoncèlement des artefacts, tout ce qui est créé dans l’ordre symbolique.

D’une part, la nature représente certainement le réel comme impossible. D’autre part, la nature observée par l’homme, ou bien celle dont il parle dans ses discours, se trouve nécessairement transcrite dans la culture sous la forme de « codes signifiants » qui encapsulent la perception du réel de la nature. À la différence des autres êtres vivants qui sont « immergés » dans le monde naturel, l’être humain peut parler de la nature, mais il ne peut pas s’intégrer dans un univers naturel parce que le mur du langage l’a enfermé dans le symbolique. Il sait modéliser le réel, mais il n’en fait plus partie dès lors qu’il a été divisé.

Quant à la culture, elle englobe les objets artificiels de la société humaine, c’est-à-dire tout ce qui est fabriqué grâce à la structure du langage : les « vases », mais aussi les routes, les ponts, les maisons, les villes, etc., autrement dit les objets déposés par l’homme au dessus de la nature. Les artefacts « bouleversent » la nature, mais la vérité se déclare indifférente au savoir, et ce qui advient ensuite n’en est pas moins conforme aux lois de la nature. Si un pont a été mal calculé et s’effondre, il subit la loi de la pesanteur, c’est-à-dire les impératifs de la nature.

Le réchauffement planétaire du XXIe siècle est dû aux activités humaines qui rejettent de grandes quantités de gaz à effet de serre. Toutefois, du point de vue du réel — c’est-à-dire du point de vue concret des lois de la physique des gaz —, il y a simplement perturbation des échanges thermiques dans l’atmosphère terrestre — peu importe que l’homme en soit responsable ou non. Lors du réchauffement climatique du Paléocène-Éocène, survenu il y a 56 millions d’années, l’homme n’était pas là (il n’y avait que la nature !), et l’on ne peut pas reprocher à l’homme les énormes quantités de carbone injectées dans l’atmosphère. Évidemment, le réchauffement actuel est beaucoup plus rapide et les écosystèmes n’auront pas le temps de s’adapter sans dégâts, mais les équations de la physique n’ont pas changé et le processus du réchauffement reste le même. Lorsque la science humaine saura annuler les conséquences des gaz à effet de serre, elle interviendra deux fois sur la nature (une première fois pour produire ces gaz, et une deuxième fois pour effacer leurs répercussions), et pourtant l’on ne parlera plus de problèmes climatiques dus à l’homme. Bien sûr, l’homme est responsable du réchauffement actuel ; il le sait et il en parle, c’est un sujet de débat entre les hommes. Mais le réel, lui, ne veut pas savoir qui est coupable et il s’en moque ; les lois de la nature fonctionnent sans états d’âme ni de questions sur la responsabilité de ce qui existe.

Les animaux, eux, accueillent « naturellement » dans leur existence les artefacts de l’humanité. Soit ils les intègrent et s’adaptent : qui peut dire quelle différence il y a pour un oiseau (hormis la différence de texture du matériau) entre se poser sur une branche d’arbre ou bien sur le toit d’une maison ; dans l’un ou l’autre cas, la tourterelle continue à roucouler. Soit ils en meurent tout aussi « naturellement », c’est-à-dire sans se plaindre eux-mêmes de la faute humaine, comme les poissons dans les rivières polluées.

La barre qui sépare en linguistique le signifié du signifiant est ici la barre qui sépare la nature de la culture.

La nature, c'est le réel. La culture, c'est le symbolique.

Vérité et artefacts

Références

Écrits : [page 282] Il ne serait pas vain de mesurer celle-ci [notre culture] à la somme statistiquement déterminée des kilogrammes de papier imprimé, des kilomètres de sillons discographiques, et des heures d’émissions radiophoniques, que ladite culture produit par tête d’habitant […]

Séminaire 1 : [page 291] Le système symbolique n’est pas comme un vêtement qui collerait aux choses, il n’est pas sans effet sur elles et sur la vie humaine. On peut appeler ce bouleversement comme on veut — conquête, viol de la nature, transformation de la nature, hominisation de la planète.

Séminaire 3 : [page 169] L’être humain n’est pas, comme tout nous laisse à penser que l’est l’animal, simplement immergé dans un phénomène comme celui de l’alternance du jour et de la nuit […] Le jour et la nuit sont très tôt codes signifiants, et non pas des expériences. Ils sont des connotations, et le jour empirique et concret n’y vient que comme corrélatif imaginaire […]

Séminaire 5 : [page 317] […] il n’y aurait pas d’entrée de l’homme dans la culture — ou plutôt dans la société si nous distinguons culture et société, mais c’est la même chose — si le rapport au signifiant n’était pas à l’origine.

Séminaire 13 : [séance du 08/12/1965] S’il n’y avait pas d’êtres qui parlent il y aurait peut-être des creux dans le monde, des flaques, des dépressions […] il n’y aurait pas de vase […] le vase n’est pas un objet petit a. Ça a servi depuis très longtemps à exprimer quelque chose.

Séminaire 17 : [page 184] […] la caractéristique de notre science n’est pas d’avoir introduit une connaissance du monde meilleure et plus étendue, mais d’avoir fait surgir au monde des choses qui n’y existaient d’aucune façon au niveau de notre perception.

Séminaire 17 : [page 216] Le réel, lui, ne s’en porte ni moins ni plus mal.

Séminaire 20 : [page 51] La culture en tant que distincte de la société, ça n’existe pas.

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