Je pense, donc je suis

« Pas sans »

Le sujet barré n’a pas d’existence en tant que tel. Certes, il est représenté par des signifiants, mais les signifiants ne respirent pas : ils sont seulement des abstractions, des éléments fictifs jouant des rôles dans la structure du langage. Voilà justement pourquoi le sujet se tracasse : ce ne sont pas les signifiants auxquels il s’associe en tant que sujet barré qui vont lui donner le sens de la vie, la jouissance.

Le sujet ne veut pas se sentir « désincarné ». Il ne va « pas sans » le corps qui est la condition de l’existence, tandis que le langage est la condition de la représentation. En se sachant comme corps dans le réel de la physiologie, le sujet humain est assuré qu’il n’est « pas sans une part animale ». Cette compagnie inéluctable du corps, il la découvre pour lui-même ainsi que pour la société des autres sujets humains, ses semblables. En effet, tous ces autres (et au premier titre les partenaires sexuels) ne sont pas des « ombres platoniques », mais ils sont eux ou elles aussi logés dans un corps vivant qui bouge, qui éprouve des sensations, qui peut se toucher, …

L’existence (en un seul mot) du sujet est bornée par celle du corps, par son parcours vital comme pour tout animal.

La formule du « pas sans » a été martelée par Lacan dans le Séminaire 10 à propos de l’angoisse. Il l’a reprise dans le Séminaire 15, pour relier à cette occasion le sujet divisé avec l’objet petit a. Le jeu de mots lacanien est encore une fois lumineux entre le « pas sans » du sujet barré qui ne va pas sans le corps, et le « pas sens » du même sujet barré qui se désole face à l’obligation d’accepter que son sens doive rester dans l’objet petit a. Lacan a aussi joué sur le sens du mot « pas » dans « pas de sens » relativement à la substitution métaphorique.

Le sujet n’est « pas sans » le corps

Le sujet n’est « pas sans » le corps

Références

Séminaire 6 : [séance du 20/05/1959] Ce quotient et ce reste restent ici en présence l’un de l’autre, et si l’on peut dire, se soutenant l’un par l’autre […]

Séminaire 10 : [page 119] […]  ce que je vous ai appris à désigner par l’objet petit a, vers quoi vous oriente l’aphorisme que j’ai promu concernant l’angoisse, qu’elle n’est pas sans objet.

Séminaire 13 : [séance du 12/01/1966] [le petit a] […] en tant qu’il est considéré comme support de ce sujet barré du sujet […] en étant chu, il […] laisse le sujet seul, sans le recours de ce support […]

Séminaire 15 : [séance du 21/02/1968] […] nous puissions dire […] qu’il n’est pas — ce sujet divisé — qu’il n’est pas sans, selon la formule à l’usage de laquelle j’ai rompu ces quelques-uns qui m’entendent, au temps où je faisais le séminaire sur l’Angoisse, qu’il n’est pas sans cet objet […]

Séminaire 15 : [séance du 20/03/1968] […] le signifiant […] ne peut être tout ce qui représente le sujet.

Séminaire 15 : [séance du 20/03/1968] […] il [le sujet] se réalise comme constitué de cette division […] où tout signifiant […] comporte la possibilité de son inefficience […] de sa mise en défaut au titre de représentant.


« Je pense, donc je suis »

Durant les séances de son séminaire, année après année, Lacan n’a jamais cessé de revisiter et de décortiquer le cogito de Descartes : « Je pense, donc je suis » (en latin, « Cogito, ergo sum »). Selon notre modèle, sans avoir besoin de déambuler dans les méandres des débats philosophiques, il apparaît clairement que la formulation du cogito entérine la division ternaire : il y a le sujet pensant d’un côté, il y a l’être réel de l’autre côté, et les deux sont enchaînés par le « donc ».

Le sujet humain se différencie des individus de toutes les autres espèces vivantes dans la mesure où lui seul est capable du cogito, c’est-à-dire de se savoir comme corps, et de se représenter à lui-même par la pensée en tant qu’être vivant — je pense que : « … effectivement … c’est bien sûr … je suis ! ».

Si l’on voulait jouer la formule de Descartes sur un mode performatif, ce ne serait pas, ainsi que le remarque Lacan, une forme d’injonction pour faire surgir l’être de la pensée, mais plutôt la servitude d’une astreinte. Malgré l’exigence qu’il y ait dans le réel un corps qui le porte le sujet barré n’est pas sans le corps —, c’est parfois avec une connotation interrogative que le sujet pensant prononce la phrase de Descartes. Banalement, il pourrait dire : « Si je n’étais pas, je ne penserais pas ». Mais, plus subtilement, il se questionnerait peut-être : « Bien que n’existant pas et ne pensant pas, est-ce que je pourrais cependant ex-sister via le signifiant qui gambade librement dans les chaînes signifiantes ? ». Le sujet voudrait avoir le bénéfice du doute pour profiter aussi de la liberté du signifiant.

Il y a le sujet pensant d’un côté, il y a l’être réel de l’autre côté, et les deux sont enchaînés par le « donc ».

Le sujet pensant

Références

Écrits : [page 831] Pour la science, le cogito marque au contraire la rupture avec toute assurance conditionnée dans l’intuition.

Séminaire 12 : [séance du 09/06/1965] Le « donc » est ici une articulation qui marque la place […] de quelque chose qui est présent […]

Séminaire 13 : [séance du 27/04/1966] L’être du « je suis » de celui qui pense, l’être qui est amené à l’émergence, du fait que celui qui pense dit « donc je suis ».

Séminaire 15 : [séance du 20/03/1968] Pour le cogito, il ne s’est pas posé comme origine. Nulle part Descartes ne nous dit : « À l’origine celui qui pense fait surgir l’être. »

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