Lacan et l’héritage freudien

deux jolis chats

Il est indispensable de préciser la position de ce modèle par rapport au schéma freudien du psychisme, et d’expliquer clairement pourquoi, tout en suivant fidèlement le discours de Lacan, nous avons ouvertement choisi de ne pas nous rattacher directement aux thèses freudiennes.

Citations

Dès 1955, dans le Séminaire 2 (page 191), Lacan déclarait : « Nous savons assez, par toutes sortes de petits indices, l’importance de l’érotisme urétral dans la vie de Freud. »

À ce moment là, Lacan tenait dans les mains l’opportunité de montrer que les « découvertes » de Freud (1856-1939) sur le psychisme — en particulier son « modèle de la nature » et son insistance sur les plaisirs de la sexualité — étaient souvent des généralisations à l’espèce humaine de ses propres joies érotiques. C’est alors que Lacan aurait pu « rembobiner tout le film de la psychanalyse » afin de la réécrire à sa guise ; mais il n’en a absolument rien fait, poursuivant tranquillement son éloge des textes freudiens sur l’analyse des rêves.

Et puis il y a aussi cette phrase de Lacan, prononcée beaucoup plus tard à Bruxelles le 26 février 1977 : « Notre pratique est une escroquerie : bluffer, faire ciller les gens […] ». Bien entendu, cette citation revient souvent dans le discours des adversaires de la pratique psychanalytique.

Certes, il est vrai que ce jour là Lacan a pointé une partie de sa distance avec Freud : « […] il n’y a pas trace dans Freud du nœud borroméen » ou bien : « Freud n’avait pas la moindre idée de ce que Lacan s’est trouvé jaspiner. » Mais il n’a pas tardé à « corriger le tir » le 15 mars 1977 dans le Séminaire 24 : « La psychanalyse est peut-être une escroquerie, mais ça n’est pas n’importe laquelle. C’est une escroquerie qui tombe juste par rapport à ce qu’est le signifiant. […] la psychanalyse n’est pas — je dirai — plus une escroquerie que la poésie elle-même, et la poésie se fonde précisément sur cette ambiguïté dont je parle et que je qualifie du sens double. »

La psychanalyse freudienne

La psychanalyse a été inventée à Vienne par Sigmund Freud (1856-1939) au tout début du vingtième siècle. Le terme de psychanalyse désigne à la fois un tableau des processus psychiques (la métapsychologie), et un traitement des troubles psychologiques (la cure psychanalytique).

Bien qu’il fût un adepte enthousiaste des progrès scientifiques et de la neurologie, Freud a élaboré des théories fortement influencées par les principes de la société qui l’entourait, négligeant de ce fait la pluralité des cultures et des civilisations humaines. La démarche freudienne, marquée par la répression morale et sociale des tendances sexuelles, a toujours choisi d’attribuer une importance causale prédominante à des « souvenirs autocensurés » associés à des événements d’origine libidinale censés être survenus pendant l’histoire infantile des sujets. Par ailleurs, en se donnant pour ambition une « maturité génitale prometteuse de satisfaction et de bonheur », la psychanalyse freudienne se rapprochait manifestement d’une pratique adaptative et normalisatrice. Certes, les théories et la technique freudiennes ont pu, à leur époque, les unes obtenir une écoute du côté des rêveries scientistes, et l’autre exercer un rôle thérapeutique individuel — dont on ne connaît malheureusement pas de façon chiffrée le taux de réussite, même en parcourant l’abondante littérature psychanalytique freudienne et post-freudienne.

En vérité, la métapsychologie freudienne et la cure psychanalytique sont aujourd’hui amplement obsolètes.

Le modèle lacanien

Quoique Lacan ait conçu une approche entièrement novatrice à partir des années 1950-1960, il n’a jamais accompli l’acte explicite de s’éloigner du modèle freudien. Bien sûr, en tant que psychanalyste, Lacan a travaillé à partir des notions établies par Freud, notions qui constituent un patrimoine incontournable à la base de son œuvre. Mais les apports de Lacan sont considérables, et surtout ils refondent la théorie psychanalytique sur de nouvelles assises ne provenant pas de l’héritage freudien. En effet, la structure signifiante est toujours centrale dans la pensée de Lacan, alors qu’elle demeure marginale dans les textes de Freud, même si celui-ci a peut-être eu le pressentiment du rôle du langage dans des formations comme les rêves, les actes manqués, les lapsus, ou les traits d’esprit.

En outre, un pas en avant fondamental des théories de Lacan par rapport à celles de Freud a été de prouver que le psychisme humain n’est pas seulement un phénomène de la nature. Lacan a mis en évidence le rôle décisif des constructions symboliques pour l’organisation des échanges entre les êtres humains — c’est-à-dire dans le lien social —, ce qui différencie les hommes des animaux dont les comportements sont causés par l’instinct. Le modèle lacanien tempère ainsi la tentation, qui vient facilement en suivant la clarté limpide des raisonnements freudiens, de présumer que le sujet humain soit « naturellement » guidé par un fonctionnement instinctif de même que le sont les animaux.

En définitive, on peut penser à juste titre que la lecture de Freud proposée par Lacan — et qu’il a d’ailleurs appelée relecture — soit en fait une lecture refondue dans le moule lacanien.

Lacan et l’héritage freudien

Au cours de notre démarche qui reconnaît sans hésitations être entièrement fondée sur les théories lacaniennes — donc bien sûr quelque part aussi sur les concepts freudiens (en particulier tout le vocabulaire) qui sont à la source des travaux de Lacan —, nous avons sans cesse constaté qu’il n’est pas possible de suivre en même temps la trace de Lacan et celle de Freud : marcher sur les pas de Lacan éloigne bien souvent de ceux de Freud. Pour notre part, nous avons dit que ce modèle se tient volontairement à l’écart des doctrines de la psychanalyse classique. C’est pourquoi nous énumérons dès maintenant un bref aperçu des points les plus cruciaux sur lesquels notre approche se démarque délibérément du modèle freudien.

  • En premier lieu, Freud extrapole le principe d’homéostasie — qui provient de la physiologie où il maintient l’équilibre de certaines valeurs biologiques comme la température corporelle, la pression sanguine, la glycémie, … —, afin de le réutiliser pour expliquer le fonctionnement psychologique humain à la manière d’un dispositif de régulation des tensions et des décharges entre des « investissements énergétiques d’origine psychique ». Prenant continuellement appui sur l’opposition et le conflit entre deux versants antagonistes (par exemple maturité versus immaturité, pulsions de vie versus pulsions de mort, etc.), le modèle freudien pourrait se résumer à une approche dualiste et sommairement « mécaniste ».

À l’inverse, notre modèle s’édifie sur les événements qui accompagnent la relation du sujet avec la structure du langage, et sur le désir qui s’y associe. De plus, notre modèle est toujours ternaire : entre deux parties complémentaires, il octroie à l’acteur intermédiaire, celui qui sépare et relie à la fois, une place d’un niveau équivalent aux niveaux des deux parties divisées.

  • Deuxièmement, la métapsychologie freudienne fait intervenir des instances psychiques internes : le conscient et l’inconscient, puis le moi, le ça, et le surmoi. Le psychisme freudien se comprend à la manière de scènes d’affrontements ou de mécanismes de défense entre ces instances. Il en est de même des ruses attribuées au désir refoulé, incarnant une victime opprimée qui essaierait de déjouer les abus d’une censure répressive.

En revanche, notre modèle met en action les processus langagiers de l’inter-signifiance, et n’a pas besoin de ce schéma du « petit homme qui est dans l’homme », parce que cette sorte de personnification est à la fois caricaturale, rudimentaire, fantasmatique, et même délirante dans le sens psychiatrique du mot.

  • Troisièmement, notre modèle ne suppose pas une « vérité » cachée qui serait découverte par le psychanalyste dans son travail d’enquêteur. Au contraire, à chaque instant de la vie des sujets humains, ce sont la connotation, la métaphore, et la métonymie, en tant que mécanismes du langage, qui produisent du sens. Cette liberté de création dynamique du sens différencie notre modèle du déterminisme psychique freudien.
  • Enfin, il reste la question de la cure psychanalytique que nous avons citée au début de cette section de texte. Ce site n’est pas consacré à la cure psychanalytique. Nous n’en disons donc rien de plus, sinon que Freud l’a verrouillée dans une démarche autoritaire et dogmatique, et qu’elle soulève de nombreuses interrogations à propos de son efficacité incertaine, ainsi qu’à propos du processus initiatique de la « cure didactique » sur laquelle repose la validation des psychanalystes, « […] dans une absence totale de statut scientifique. » (Écrits, page 794.)

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