Logique modale lacanienne
Les modalités sont des attributs permettant de nuancer la vérité des propositions logiques : par exemple, « il est nécessaire que … », « il est possible que … », etc. La logique modale a été inventée par Aristote. L’enseignement de Lacan utilise les quatre attributs de la logique modale classique : le nécessaire, le contingent, le possible, et l’impossible.
Lacan s’est approprié ces attributs et leur a donné — effectuant un glissement de sens par rapport à Aristote et aux divers courants philosophiques — des définitions se basant sur la notion d’écriture afin d’apporter une référence forte au langage, donc à la structure signifiante créatrice du sujet parlant. Dans la logique modale lacanienne, l’impossible n’est pas opposé au possible, ni le nécessaire au contingent. Mais, grâce à leur référence commune à l’écriture, les définitions proposées par Lacan apportent un avantage de cohérence dans le domaine du psychisme. Leur usage s’avère pertinent pour attribuer aux entités que rencontre le sujet humain un statut précisant si elles sont ou non formalisables, ou bien si elles pourront l’être ou ont éventuellement pu l’être. Par exemple, on dira : « le réel est impossible », « le hasard est contingent », ou bien « le signifié est le réel marqué par le point de vue du possible », etc.
Les définitions de Lacan ont été ébauchées dans le Séminaire 19, puis formulées dans le Séminaire 20 et le Séminaire 21. Ce sont ces définitions que nous transcrivons ici.
Le nécessaire
Le nécessaire est « ce qui ne cesse pas de s’écrire », c’est-à-dire ce qui est déjà formalisé en employant des signifiants, ou bien peut l’être sans délai. Il est opposé à l’impossible.
Le nécessaire demeure toujours accessible à l’aide d’une structure signifiante formelle. Par conséquent, il est lié au langage et dépendant des mécanismes de structuration. L’attribut du nécessaire s’applique à la catégorie de l’ordre symbolique que l’on a défini comme la somme des formalisations.
L’impossible
L’impossible est « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » : ce qui n’a jamais été formalisé et continuera à ne pas l’être.
Cette formulation se révèle évidemment voisine de la description du réel : « le réel est ce qui se trouve indéfiniment au-delà des limites de la connaissance, aussi extensibles soient-elles ». Il s’ensuit que « l’impossible, c’est le réel », et réciproquement que « le réel est l’impossible ». En fait — puisque l’on vient de dire que l’impossible ne peut pas se formaliser —, cela revient à énoncer une tautologie et, pour parler du réel, l’attribut de l’impossible serait une impasse s’il n’était pas complété par les attributs du contingent et du possible.
Le contingent
Selon Lacan, le contingent est « ce qui cesse de ne pas s’écrire », autrement dit ce qui du réel pourrait devenir formalisable.
Incontestablement, chacun sait que la science s’emploie inlassablement à élucider le réel, c’est-à-dire à déchiffrer l’impossible avec des signifiants. Toutefois, l’attribut du contingent lacanien n’est pas destiné à qualifier ce côté systématique de la formalisation scientifique ; le progrès perpétuel de la connaissance se décrit simplement par le processus de création du savoir résultant de la division signifiante.
L’intonation modale suggérée par la définition de Lacan repose sur l’espoir que ce qui n’est pas encore écrit pourrait peut-être cesser de ne pas s’écrire. La contingence a une probabilité négligeable … mais elle pourrait cependant venir au jour. On trouve ici la bonne fortune, le hasard, le gros lot, l’exception, la rencontre heureuse ou malheureuse, c’est-à-dire tout ce que l’on évalue raisonnablement comme impossible … sauf contingence justement, puisque la chance que cela s’écrive est seulement dérisoirement faible sans être totalement nulle. L’attribut de la contingence s’applique au réel comme s’il allait peut-être émerger de l’obscurité, d’où l’importance modale du conditionnel : « pourrait devenir formalisable ».
Le possible
Dans la définition de Lacan, le possible est « ce qui cesse de s’écrire ».
Puisqu’il cesse de s’écrire, le possible cesse d’être formalisable dans la structure du langage. Mais cela veut dire aussi qu’il a déjà été écrit incidemment quelque part ou à quelque occasion — peut-être de façon éphémère, précaire, ou instable —, ou bien qu’il aurait pu l’être, donc cela implique « une première symbolisation ». En d’autres termes, il est sorti du réel à un moment donné pour y revenir ensuite, ou alors on a eu la sensation furtive qu’il en était sorti ou allait en sortir.
Si l’on fait le bilan de sa vie en pensant à ce que l’on « aurait pu faire ou être », on inventorie partiellement l’infinité du catalogue des possibles, c’est-à-dire des bifurcations du chemin de la vie qui étaient possibles à un moment donné, mais qui n’ont pas eu lieu.
Accès au réel
À partir de ces définitions, le contingent et le possible permettent de s’affranchir de l’impossible pour parler du réel. Les attributs du contingent et du possible fournissent un accès au réel en qualifiant les entités du monde sans les reléguer derrière un voile opaque.
Vis-à-vis du réel qu’ils dépeignent, les attributs du contingent et du possible jouent des rôles différents. Le contingent apporte un point de vue du futur, c’est ce qui pourrait advenir même si l’on pense que c’est impossible. À l’inverse, le possible apporte un point de vue du passé, c’est ce qui a peut-être pu advenir — on n’en sait rien — ou au moins ce qui aurait pu advenir.
Deux points de vue sur le réel
« Ce qui ne cesse pas de s’écrire »
Références
Séminaire 14 : [séance du 10/05/1967] […] l’impossibilité, c’est le réel, tout simplement, le réel pur. La définition du possible exigeant toujours une première symbolisation.
Séminaire 19 : [séance du 08/12/1971] Aristote joue des quatre catégories, de l’impossible qu’il oppose au possible, du nécessaire qu’il oppose au contingent. Nous verrons qu’il n’est rien de tenable dans ces oppositions […]
Séminaire 20 : [page 86] Le ne cesse pas du nécessaire, c’est le ne cesse pas de s’écrire.
Séminaire 20 : [page 132] […] je me suis complu au nécessaire comme à ce qui ne cesse pas de s’écrire, car le nécessaire n’est pas le réel.
Séminaire 21 : [séance du 08/01/1974] […] le sens ne s’atteint pas si facilement […] c’est même là le sens à donner à ce qui cesse de s’écrire […] C’est en quoi le mode du possible en émerge. Qu’en fin de compte, quelque chose qui s’est dit, cesse de s’écrire, c’est bien ce qui montre qu’à la limite tout est possible par les mots, justement de cette condition qu’ils n’aient plus de sens.
Séminaire 21 : [séance du 15/01/1974] […] ces écritures précaires puisque après tout, elles ont cessé, et qu’à partir du moment où elles ont cessé, on pourrait croire que ça peut reprendre. C’est bien le rapport du possible et du contingent.
Séminaire 24 : [séance du 14/12/1976] […] ce que j’ai dit du possible : il y aura toujours un temps […] où il cessera de s’écrire, où le signifié ne tiendra plus comme fondant la même valeur, l’échange matériel.
cette approche me parait adéquate
Merci.