En effet, que l’on soit persuadé de l’efficacité de la cure psychanalytique en tant que technique de soins, ou bien au contraire que l’on soit convaincu de l’invalidité scientifique des concepts analytiques ainsi que de l’inutilité thérapeutique de la psychanalyse, dans un cas comme dans l’autre, il faudrait sûrement faire la démarche de (re)-lire Lacan.
Et alors, en parcourant les Écrits et les Séminaires, le lecteur découvrira le modèle de l‘inter–signifiance — c’est-à-dire de l’aliénation du sujet au langage qui manipule des signifiants représentant des sujets —, « cette formule qui après tout mérite que Lacan l’aie un tant soit peu serinée, ne serait-ce que parce qu’on peut dire que personne ne l’a donnée avant lui ».
Question n°1 : Qu’en est-il aujourd’hui de la place de Lacan ?
Tout d’abord, le renom de Lacan a largement contribué à la popularité de la psychanalyse en France à partir des années 1960.
Aujourd’hui, la psychanalyse est en déclin parce qu’elle n’a pas voulu s’intégrer aux psychothérapies, et parce qu’elle est donc légalement tenue à l’écart des places dominantes qu’elle occupait depuis plusieurs décennies dans la psychiatrie et dans l’enseignement de la psychologie.
Par ailleurs, alors que Lacan a très souvent été critiqué ou bien carrément rejeté à cause de sa gestion « fantaisiste » de la durée des séances, de ses honoraires arbitraires ou abusifs et aussi à cause de sa personnalité « excentrique », il est évident que ses textes — qui sont « datés » de la seconde partie du vingtième siècle — semblent maintenant ne s’adresser qu’à quelques spécialistes.
Mais, le but de cet article n’est pas d’entrer dans les débats à propos de Lacan en tant que personne ni en tant que psychanalyste.
Question n°2 : Alors, pourquoi lire Lacan ?
Quand on lit les textes de Lacan, on trouve en premier lieu le discours d’un psychanalyste qui se dit héritier de Freud, et qui enseigne les dogmes classiques de la psychanalyse. Ce discours a été abondamment répété par la foule des épigones de Lacan.
C’est ce discours standard qui prédomine, et que l’on essaye de suivre tout en déchiffrant les détours de style de l’auteur. Je l’appellerai « le discours banal ».
Toutefois, malgré la théâtralité du personnage, il ne faut surtout pas tenter de réduire Lacan et son œuvre à un seul point de vue sommaire, et il faut lui reconnaître une intelligence brillante ainsi qu’une vaste culture dans de très nombreux domaines tels que la philosophie, l’histoire, les sciences, la littérature, etc.
Après cette succincte présentation, à partir de ce point, ce n’est plus de Lacan psychanalyste que l’on va parler, ni de la psychanalyse traditionnelle freudienne.
En effet, il faut aussi explorer un autre discours plus abstrait — souvent masqué par « le discours banal » —, qui modélise les relations entre les sujets humains à la façon des relations entre signifiants dans une structure de langage.
Question n°3 : Est-ce une autre approche des textes de Lacan ?
Oui, parce que l’on peut s’appuyer sur les textes de Lacan — pourtant célèbre en tant que psychanalyste — afin de construire un modèle du psychisme humain découplé de la psychanalyse et utilisable avec profit pour enrichir les pratiques actuelles ou bien inventer de nouvelles perspectives dans de nombreuses disciplines utilisant les interactions sociales entre des sujets humains.
D’ailleurs, étonnamment, c’est sous la plume d’un « déconverti » de la psychanalyse (« Comment Lacan a trahi Freud ») que l’on trouve une sorte d’inventaire (à la fois critique et paradoxal) des apports que l’on peut attribuer au modèle de Lacan par rapport à celui de la psychanalyse.
Question n°4 : Comment Lacan a-t-il présenté cet autre modèle ?
En fait, Lacan l’a rarement présenté de façon explicite dans ses discours, mais c’était le plus souvent comme si cet autre modèle allait de soi. Une exception, par exemple, dans le « Petit discours aux psychiatres de Sainte-Anne », le 10 novembre 1967 :
« Le signifiant que j’ai défini très précisément en cette formule qui après tout mérite que je l’aie un tant soit peu serinée, ne serait-ce que parce qu’on peut dire que personne ne l’a donnée avant moi, c’est qu’un signifiant est ce qui représente un sujet, pour qui ? Justement pas « pour qui », pour un autre signifiant. Ça peut vous paraître opaque, peu compréhensible, mais comme je viens de vous en avertir je m’en fous, parce que c’est pas fait pour que vous le compreniez, c’est fait pour que vous vous en serviez… et que vous voyiez que ça marche toujours. »
Lacan avait raison. Quelle que soit la cause, génétique, biologique, psychogène, environnementale, médicamenteuse, … les troubles de la santé mentale sont conformes au modèle de la relation du sujet au langage qui manipule les signifiants représentant des sujets. Comme le dit Lacan, « ça marche toujours ».
Et — surtout —, ça marche aussi pour tous les sujets dans les interactions sociales de la vie normale, et pas seulement dans le cas des troubles psychiatriques.
C’est pourquoi il faut re-lire Lacan en ayant dans la tête l’idée de l’inter-signifiance, c’est-à-dire en s’appuyant sur les éléments du modèle présenté par les articles de ce site.
Question n°5 : Quelques exemples ?
D’un point de vue général, le schéma du nœud borroméen montre que dans l’esprit humain, le mécanisme langagier que l’on appelle l’inconscient manipule des signifiants qui sont — dans le symbolique — les représentants de représentations captées par la perception de l’imaginaire à partir du réel.
Par exemple, le mythe d’Œdipe n’est pas un « drame familial » qui se jouerait entre des personnages de l’imaginaire (dans le sens de la perception du réel), mais une « tragédie du destin » dans laquelle la malédiction gagne à tous les coups et manipule à sa guise l’inter-signifiance entre les signifiants représentant les sujets.
De même, si les parents ont pu jouer un rôle dans le psychisme d’un sujet, ce ne sont pas le père et la mère réels (inaccessibles), ni le père et la mère imaginaires (le papa et la maman), mais le père et la mère symboliques, c’est-à-dire des signifiants en inter-signifiance avec les signifiants représentant le sujet.
Question n°6 : Un résumé de ce modèle ?
En effet, me revoilà en face de cette situation qui se répète depuis que j’ai décidé de publier cette version inédite du modèle psychique, afin de la déposer sur la table et d’avoir peut-être la chance de trouver des interlocuteurs pour en discuter et pour la faire évoluer.
Je vous propose donc un résumé en quatre sections.
Résumé section 1 : Éléments de base du modèle
Le langage humain est une structure de signifiants, c’est-à-dire un ensemble de signifiants et l’ensemble des relations qui les relient entre eux.
Le sens n’émerge pas en tant qu’attribut du signifiant, mais comme résultat de relations entre signifiants. Les mécanismes du langage désignent les fonctions de combinatoire permettant de remplacer des signifiants par d’autres signifiants. Les mécanismes du langage sont la métaphore et la métonymie, qui s’amorcent l’une et l’autre à partir des accents de la connotation.
Le socle conceptuel de ce modèle — Langage et psychisme — s’inspire de l’idée d’après laquelle l’organisation des sociétés humaines serait calquée sur celle des chaînes signifiantes qui assemblent des signifiants — dont certains représentent parfois des sujets —, et mettent ces signifiants en relation via les mécanismes du langage.
L’inter-signifiance désigne la relation d’un signifiant (représentant un sujet) à un autre signifiant (représentant peut-être un autre sujet). On dit que le sujet ex-siste : son ex-sistence se passe en dehors (ex-), dans l’inter-signifiance.
Le réel, le symbolique, et l’imaginaire, forment les trois catégories qui modélisent le rapport au monde de l’être humain. Ces trois catégories sont imbriquées entre elles dans le « nœud borroméen ». Le symbolique, dans son rôle de langage, se situe comme un portail d’entrée disposé devant l’imaginaire et le réel.
Résumé section 2 : Sujet humain dans la structure du langage
La division signifiante définit l’opération de langage permettant au sujet humain d’être représenté par des signifiants.
Le quotient de la division représente le sujet dans l’ordre symbolique ; c’est le sujet barré, l’élément social du sujet. Le reste de la division détient l’être réel du sujet, l’objet petit a recélant la vérité corporelle. L’opérateur est le grand Autre, c’est-à-dire le langage, la structure des signifiants.
« L’inconscient a une structure de langage » signifie que l’inconscient détient le maniement des processus langagiers gouvernant les pensées et les interactions de l’inter-signifiance, et que les fonctions du psychisme humain s’effectuent dans l’inconscient par l’intermédiaire des mécanismes du langage.
Le moi se forme par rapport à une image montrant un « reflet du réel renvoyé par l’imaginaire ». Il représente l’image du corps, et l’invite à venir se loger au sein de l’ordre symbolique.
La jouissance ouvre des passages vers le sens détenu par le corps. La souffrance et la maladie constituent le versant symétrique de la jouissance.
Le sujet antérieur précède la rencontre avec le langage : il n’ex-siste pas. Le sujet antérieur évoque ce que le sujet aurait pu être s’il ne s’était pas trouvé — en tant qu’humain — aliéné au signifiant et déterminé par l’inconscient.
Le grand Autre correspond au champ du langage. Le terme de grand Autre lui appose une connotation d’être suprême omniscient ; à ce titre, le signifiant du « Nom-du-Père » contribue à personnifier le grand Autre comme une créature tutélaire.
Nous appelons complexe d’Œdipe la soumission obligée et aveugle du sujet humain au joug de l’aliénation signifiante, autrement dit la notion classique d’inconscient : c’est le « il ne savait pas » du héros de Sophocle s’acheminant vers son destin sans soupçonner l’adversité du sort que portent les signifiants.
Résumé section 3 : Désir et énonciation
Le graphe du désir analyse les incidences sociales de l’aliénation du sujet au langage, en suivant le cheminement de la demande qui trouve successivement la solution du narcissisme mettant en jeu le moi et l’image du corps, celle de l’énoncé concrétisant les significations lexicales, celle du fantasme en tant que prototype d’une solution en court-circuit qui s’annonce à la fois séduisante et facile, puis au bout du compte celle de l’énonciation portant enfin l’accomplissement du sens métaphorique.
Le désir apparaît dans les deux étages supérieurs du graphe, le fantasme et l’énonciation : il est désir d’énonciation. Il dépend du langage, et émane de l’Autre auquel le sujet barré a été aliéné par la division. Provenant de l’Autre, il est désir de l’Autre.
Le stade du miroir marque le moment où l’enfant sait manipuler l’énoncé comme mécanisme basique du langage afin d’explorer son propre corps et ceux des autres. Le terme spéculaire se rapporte à l’usage du signifiant pour décrire les images dans l’ordre symbolique conformément au stade du miroir : le grand Autre renvoie une image « spéculaire » en termes signifiants.
Pour l’être humain, la sexuation résulte de « l’acte sexuel » qui se joue en tant qu’acte au sens de l’assignation au sujet des signifiants de l’homme ou bien des signifiants de la femme. Le sujet barré a la charge d’assumer les signifiants de la sexuation dans l’inter-signifiance, et la sexualité humaine se définit par le mandat accordé à ces signifiants dans les structures que sont le langage (l’inconscient), la parole (l’échange), et le discours (le lien social).
L’intervalle de la vie coïncide avec l’ex-sistence du sujet barré. Grâce à son aliénation à la structure, le sujet peut mener sa vie sociale en voguant dans l’inter-signifiance et en agissant sur les signifiants qui le représentent.
La « seconde mort » est la mort du sujet barré, l’abolition de son lien avec le signifiant : quand elle survient, le sujet cesse d’ex-sister. La « première mort » est simplement la mort biologique, la mort du corps.
L’instinct de mort exprime l’insistance du symbolique « au-delà du plaisir » et de la nature. Mais c’est aussi un article du savoir : parmi tous les êtres vivants, l’être humain est vraisemblablement le seul à percevoir que la vie conduit à la mort. Le sujet sait qu’après la mort il sera représenté par un signifiant figé, et qu’il ne pourra plus couper la chaîne signifiante.
Résumé section 4 : Concepts du psychisme et de la santé mentale
Le travail du rêve orchestre pendant le sommeil les processus de l’inconscient qui se déroulent alors en tant que mécanismes de l’inter-signifiance traduits en images comme au cinéma.
La sublimation force l’énonciation en saisissant à la surface du grand Autre des signifiants qui peuvent « sublimer » l’énoncé. Au contraire, le refoulement s’oppose au désir en masquant ou bien en substituant les signifiants de l’énonciation.
La pulsion « pousse » la demande portant le désir du sujet ; à terme, la pulsion se substitue à la demande.
Le symptôme dévoile des signes de la relation du sujet avec l’inconscient, en assemblant des signifiants aux différents niveaux du graphe du désir. L’accumulation progressive des symptômes édifie la personnalité des individus.
La répétition accomplit indéfiniment une opération de coupure récursive de l’objet petit a pour trouver du sens.
L’interprétation représente une forme d’intervention qui provoque la coupure signifiante, celle que le désir engendre automatiquement.
Le transfert prend appui sur une relation d’inter-signifiance particulière au cours de laquelle un sujet barré s’adresse à un autre sujet barré en lui prêtant le statut d’un « sujet supposé savoir » … des secrets.
Le névrosé reconnaît l’existence du grand Autre en tant que champ du langage. Il accepte la division signifiante — la coupure, la castration.
Le psychotique ignore la division signifiante et n’a pas la capacité d’utiliser le langage comme mécanisme de structuration au niveau du travail de l’inconscient.
La forclusion de la structure du grand Autre signifie que la charpente du graphe du désir n’est plus là pour agencer le comportement social du sujet. Le cheminement ascendant de la demande est alors supplanté par le délire.
Le pervers admet la présence de l’Autre, mais il décide qu’il sera plus malin. Il connaît la division signifiante, cependant il veut à tout prix l’éviter, la contourner.